Elles sont cousines.
Je les retouve à l'appart' de Claire qui vit en coloc avec une amie étudiante en médecine, et la 2ème qui est à Sciences Po.
Claire est psychomotricienne depuis 4 ans. Elle partage sa semaine entre un SSR en gériatrie et oncologie et un Camsp.
Ludivine est Kiné aux Invalides depuis 3 ans. Elle passe ses journées à accueillir et tenter de remobiliser des êtres mutilés.
Retour sur une rencontre riche en authenticité et en générosité.
Claire : J'ai effectué un stage en seconde dans le Camsp où ma mère était pédiatre. Je me souviens de ce jour où j'ai vu une petite fille trisomique qui frappait son image dans un miroir avec ses pieds : se voir, se reconnaître dans ce miroir était tellement difficile et source d'une grande colère.
Prise de conscience pour moi.
La manière dont la psychomot' l'a accompagnée m'a profondément remuée. Moi qui me sortais difficilement d'un parcours chaotique au lycée grâce à une orthophoniste charismatique, je me suis sentie immédiatement inspirée et transformée par cette expérience.
Ludivine : Petite fille je me souviens d'une tante kiné, qui pendant des vacances familiales soignait et dispensait ses conseils aux tantes, cousines et amis de passage. Je m'étais dit à l'époque qu'elle devait avoir un métier passionnant, pour que même en vacances elle ne lâche pas sa blouse... Elle incarnait son métier avec sens et justesse. Mais j'étais restée sur le fait qu'il fallait être scientifique, super bien connaître son anat', et je me racontais que ce n'était pas pour moi.
Claire : Moi je me suis lancée après mon bac, consciente que c'était des études pas trop longues, avec l'envie de découvrir, et dans l'ouverture. Je savais que je pouvais envisager d'autres choses après. La première année à la Salpétrière m'a passionnée. Entre découvertes et introspection, j'ai été bousculée dans ma vision du monde et de moi-même. Ça m'a beaucoup ébranlée et remuée de me familiariser avec la "pensée psychomot'".
La 2ème année a fait retomber le soufflé, j'ai commencé les stages : confrontation avec l'institution dans laquelle je n'ai pas expérimenté la bienveillance que je pensais trouver.
J'ai réalisé l'écart entre les aspirations que j'avais et les moyens dérisoires à ma disposition, que ce soit dans les savoirs théoriques ou mon manque d'expérience. J'ai décidé de faire une césure en partant 6 mois dans une asso en Écosse où j'ai senti que tout ce qui bouillonnait en moi pouvait enfin se poser.
Il y avait une véritable question d'identité pour moi : je sentais qu'il fallait incarner et montrer au monde l'utilité de la psychomot' alors que moi-même je n'en étais pas encore convaincue et que j'étais en construction.
Je sentais un vrai décalage dans le temps, entre ce que j'étais censée être et celle que j'étais..
Ludivine : Quant à moi j'avais à présent 23 ans et j'avais tiré un trait sur la kiné. J'ai beaucoup suivi mes parents entre Burkina-Faso, Salvador, Oman, Etats-Unis et j'avais finalement décidé de me lancer dans les relations internationales et la diplomatie. Pourtant, ma licence en poche je n'ai pas trouvé ce que je cherchais... En discutant avec une amie médecin, j'ai réalisé que ma motivation n'avait pas changé.
Je suis partie une semaine chez cette fameuse tante qui avait fait germer ma vocation sans le savoir.
J'ai mesuré combien elle agissait concrètement dans la vie de ses patients, et comme le soin était l'occasion d'une rencontre.
Je suis donc partie à Barcelone où j'ai suivi le cursus, (ndlr : avec courage et détermination ! ) puis je suis rentrée en France où j'exerce aux Invalides au sein d'une équipe de 14 kinés. J'aime cet endroit qu'on appelle d'ailleurs "Maison" ; il a une histoire particulière qui me touche à la fois personnellement et professionnellement.
Les corps de mes patients sont touchés d'une manière particulière ; il faut beaucoup de délicatesse. Le soutien et la richesse de nos partages avec Claire me permettent d'entrer dans une finesse que je n'avais pas avant. Il ne s'agit plus pour moi de "redonner de la mobilité". D'ailleurs ca n'est pas moi qui redonne ; je propose, j'invite, puis le corps et mon patient consentent...ou pas...
J'ai à coeur d'honorer la personne qui se confie à moi à travers mon toucher.
Je prends de plus en plus conscience que quand je touche au corps, je ne viens pas toucher que ce corps, cette enveloppe visible : je viens toucher autre chose, un lieu d'intimité. Claire m'a récemment offert une piste de réflexion sur le fait que se remettre à marcher, c'est prendre le risque de tomber...je savoure...
Claire : c'est marrant ce que tu dis Ludivine, parce de nos partages, est née cette même réflexion autour du toucher.
En SSR il y a des patients qui ne veulent plus qu'on les touche. Or ils acceptent le toucher du kiné, mais la psychomot' c'est plus difficile...
Leur corps a été malmené et très intrusé, notamment en onco.
Y-a-t-il des difficultés qui vous paraissent spécifiques aux jeunes diplômées ?
Claire : perso, je me sens très perméable au conflit institutionnel, ça me bouffe beaucoup. Je n'ai jamais vécu cette phase d'idéalisation comme de nombreuses copines de promo.
Ensuite, je ne décolère pas de la façon dont on est propulsées dans notre vie pro ; je trouve qu'il y a un vrai boulot à faire du côté de l'université : on est vraiment livrés à nous-mêmes pour trouver nos stages, et nos tuteurs ne sont pas formés pour nous former...
Je trouve ça limite irresponsable de sa part : ça n’excuse pas tout de se dire qu’on apprend par l’expérience. Car même en travaillant "en équipe", on est seule avec le patient ; et les moments où je me suis sentie démunie ont été bien trop nombreux à mon goût. J'aurais pu me découragée et me sentir illégitime durablement.
Ludivine : de mon côté ce qui m'a le plus destabilisée, c'est les questions du genre "ça fait combien de temps que vous travaillez ?". Je me sentais à chaque fois remise en question, illégitime. Il faut bien le dire, c'est l'expérience qui nous donne davantage confiance... C'est plus facile de se référer à ce qui a déjà fonctionné -ou au contraire échoué- pour expliquer la raison de notre choix thérapeutique, que d'expliquer que c'est "la prof qu'a dit ! ".
Néanmoins je mesure la chance que j'ai eue d'avoir un collègue plus expérimenté plein de bienveillance, et surtout dispo pour entendre mes questions et mes doutes : une sorte de tutorat informel qui m'a vraiment soutenue. Le top, c'est de constater que ces mêmes doutes sont aussi des facteurs d'enrichissement pour les autres.
Ils sont nombreux à témoigner que cela les pousse à se requestionner sur des choix qui sont parfois devenus des automatismes. Donc maintenant je me vois davantage comme un potentiel cadeau, une occasion de faire progresser les autres... Et ça change tout !
La pépite de cette rencontre
Jeune diplômée, ou plus expérimentée, je peux être une occasion, un cadeau pour les autres.
Partager et s'ouvrir avec curiosité font émerger des interrogations et des découvertes.
Ca donne des clefs de compréhension qui étoffent nos savoir-faire et nos savoir-être.
Les rencontres inspirantes ont été déterminantes dans chacun de ces parcours. Elles ont été comme des invitations à se renouveler.